COMME UNE ÉTOILE

« Ta mémoire est ceci lorsque tu l’interroges : il y a des souvenirs-images qui sont comme des tableaux défiant l’articulation d’une perspective unique. Leur point focal est dédoublé entre ton corps tel qu’il s’inscrivait dans l’espace remémoré, et un point de vue de personne, par où ton regard se détache de ton corps. L’image du souvenir qui fait tableau est ainsi paradoxalement ancrée et flottante. Ces souvenirs-images sont rares. Il a fallu pour que le souvenir s’y accroche qu’il arrive à ton corps quelque perception : une lumière, un trouble, un engourdissement, une alerte… »

Pas un jour, Anne F. Garréta

 

À Raphaël.

 

COMME UNE ÉTOILE

DESTRUCTION

J’ai les yeux plissés et fermés en alternance depuis plus d’une heure. J’essaie de me remémorer avec précision le soir précédent, mais une série d’images défilent et j’ai de la difficulté à les tisser dans un ordre convaincant. Je ne suis plus très sûr de ce que j’invente et de ce que j’ai vécu.

Je suis rendu las de cette condition que m’a donné le temps à force de vivre. De ne plus être à cette époque où je distinguais nettement les choses : tout devant moi était lumineux, clair, propre. J’arrivais à me déplacer légèrement, sans entrave. Puis tranquillement, sans que j’arrive à pointer précisément le début, les choses et les souvenirs se sont éloignés, j’ai commencé à avoir de la difficulté à les atteindre, à me remémorer, et ce qui était autrefois net était maintenant flou, séparé par un vide spatial, et mes mouvements se sont empêtrés d’une lenteur que je ne leur connaissais pas.

Le temps. Le coupable. Le criminel. J’ai depuis longtemps accepté qu’il tue les corps, mais je ne lui pardonnerai jamais de faire oublier, de dérober ainsi les souvenirs en toute impunité pour les faire disparaitre avec nonchalance dans le néant des vécus, où se côtoient le pur et l’impur dans un bouillon indivisible devenu indigeste de tant de saveurs polaires.

Je ne suis plus certain de qui je suis. En astre amnésique je vogue dans un continuum improbable, rendu incapable de communiquer, rendu incapable même de reconnaitre mes semblables s’il m’adonnait d’en croiser, je continue mon voyage dans la solitude du vide, et les étoiles au loin pâlissent et s’éteignent. Pendant longtemps, lorsqu’une étoile disparait, je la remplaçais par une nouvelle étoile, fictive, factice, et il aurait aussi bien pu s’agir d’une journée pluvieuse ou ensoleillée que je n’aurais pas pu voir la différence. Maintenant, chaque étoile qui me quitte me fait mal, je passe des journées les yeux tristes et humides à la mort d’une seule d’entre elle. Je n’arrive plus à m’inventer une histoire compensatoire. Je n’ai plus confiance en ce qui m’attend. Qu’arrivera-t-il lorsque la toute dernière disparaitra?

Que s’est-il passé hier soir? Je m’éloigne lentement du fait accompli. La ville est déjà toute petite sous moi, une constellation lampadaire. Je lève le bras pour caresser tes courbes Montréal je t’aime. C’est déjà trop tard. Mon corps n’est pas assez long pour se rendre jusqu’au tien. Tu t’éloignes à la dérive et il ne reste plus de toi que ta lumière comme un souffle sur ma peau.

MONTRÉAL

C’était en plein aout que le ciel commençait à noircir : neuf heures, huit heures… « Les jours raccourcissent », ils disent.

Je suis dans la solitude estivale des départs d’amis. J’ai pour moi seul, l’espace de quelques semaines, cette ville et ces gens que je vois peu, qui ne font pas office d’amis de fortune, plutôt de fréquentations passagères. La vie mondaine. Donner son temps, sa présence, à des cercles plus grands.

L’été m’enivrait. La chaleur était exquise. Un jour particulèrement chaud, à une température où on aurait dit « il fait bien trop chaud », j’ai été frappé d’une extase subite, comme une grâce conférée par le soleil bienveillant qui me récompensait de cet amour certain pour la température. J’étais allé chercher dans une boutique proche un bien dont j’avais besoin et en marchant sur le chemin du retour, d’un pas lent puisque je n’avais rien à faire d’autre que vivre, fumant une cigarette tout aussi tranquillement, je me suis dit que je n’arriverais jamais à dire à quel point j’aime la chaleur et que j’éviterais de parler du froid le plus longtemps possible.

L’été m’enivrait et ma solitude me permettait de ne pas avoir honte de l’extase presque comique qui m’habitait en continu. Comme chaque fois que me vient un début d’ivresse, je n’arrivais pas à m’arrêter aux premières caresses de l’alcool et j’ai passé presque toute ma solitude aoutée à boire du café le jour et de la bière le soir.

Un soir je t’attendais depuis plus d’une heure, distraitement, à un bar de ton choix que je découvrais avec un émerveillement absent, de cet émerveillement où l’on fixe un élément du décor ou de la pièce pendant quelques minutes sans s’en rendre compte, pour s’en sortir subitement et passer à un autre. L’air était délectable et chaud, et la terrasse du lieu donnait sur la ruelle, où le peu de vent amplifiait l’effet : une place de choix. Et les premières gorgées. Le liquide coule comme une brise. Même si tu aimes la chaleur, tu ne rejettes pas l’intérêt d’un peu de vent, en petites quantité et de façon ponctuelle. Lorsqu’il fait sec, l’été, quand je quitte l’ombre, je sens tout le poids du soleil s’appuyer sur moi, sur mon visage, comme s’il me serrait, m’embrassait, comme si j’étais à lui seul et, lui, à moi seul. Comme un gage de fidélité. Et je suis heureux, mais à un moment j’étouffe, et une brise passe, nous sépare un instant, enlève toute sa lourdeur auguste, ce qui me fait d’autant plus apprécier son retour. Mais le soir comme en ce moment, une brise ne sert pas vraiment. J’ai toujours préféré les soirs immobiles.

Tu arrives enfin, je ne me souviens plus de toi, ton visage est celui de n’importe qui d’autre aurait pu être présent ce soir là. Le tabac s’était bien fumé, je me rappelle. À chaque nouvelle conversation correspondait une nouvelle cigarette, les bières suivant plutôt un rythme asynchrone, arrivant au moment dû, à un point le serveur ne nous demande même plus notre choix et nous ressert la même boisson, inlassablement, machinalement.

Je me souviens de ta voix. Je me souviens surtout de ta voix. Elle est chaude. Je me perds dans tes mots. La chaleur m’évoque toujours une caresse, toujours un contact, je me dis : « je veux te serrer pour que ta voix me prenne, que ta voix circule dans mon corps, que ta voix me brûle toujours, je veux mourir consumé du feu de ta voix. » Tout commence à tourner, tout commence à s’effacer, à devenir moins précis. Le degré de l’effet est encore tolérable et mon regard sur toi se peint de plus en plus d’un désir sans discrétion. Je ne sais pas comment finira la nuit.

À un moment, j’échappe une cigarette que je viens de sortir du paquet sur le sol. La légèreté de la chose m’étonne toujours. De l’air. Un bâtonnet d’air qui chute lentement, doucement, silencieusement, qui pourrait s’étirer tellement longtemps. Je tends le bras pour la reprendre, mais mon corps n’est pas assez long pour se rendre. Je me penche entièrement, je remonte, et je retrouve mon ami qui explose de rire, je ne sais pas ce qu’il y a de drôle mais je ris également, on ne sait jamais ce qu’on peut en faire. J’ai peut-être dit quelque chose dans le moment qui t’a fait penser à un livre que tu aimes bien? Tu es beau de ta voix. Même ton rire laisse cette impression.

Le flou progresse. Je ne sais même plus s’il y a d’autres personnes autour de nous. Il fait tellement chaud que je ne sais plus si nous sommes au milieu de la nuit ou à son début. Ce soir je sais que je t’aime. Toi qui n’es personne, je t’aime. Je veux te le dire avant que tout s’écroule. Avant que les murs ne tombent, avant que tu ne disparaisses emporté par le vent par à-coups de poussières, tu t’érodes! Je dois me sauver! Je suis désolé de t’abandonner, mais par ma faute tu t’effaces.

Je ne sais pas si jamais je te reverrai, je ne te fréquente pas d’ordinaire. Ces pensées m’obsèdent alors que je marche titubant dans les rues, avec l’incertitude noire et sombre de l’alcool.

RECONSTRUCTION

Une panique me prend : un autre souvenir disparait! Je relâche ma concentration un instant, il ne me sert plus beaucoup de me remémorer ou de reconstruire rendu où je suis. Ma distance retrouvée, je me retourne dans l’espace avec l’intention de trouver autre chose pour me distraire.

C’est ce que je fais dernièrement pour passer outre l’inéluctable fin.

Et je me fige. Il ne reste plus rien! Le noir du vide m’entoure de son oppression violente! Je me dépêche de revenir à la dernière étoile, de la reconstruire une dernière fois. Je ne laisserai pas au temps le plaisir de me voir complètement perdu! À toi le Temps : regarde-moi vivre avec fierté une autre vie!

GRENOBLE

Je repense beaucoup à ce moment dernièrement : nous qui jouons discrètement à Duras à ce petit café sans prestige du fond de Grenoble. Nous n’avions rien prévu à faire et nous nous étions retrouvés dans un bout de ville que tu connaissais d’existence, pas de fréquentation. Et nous avions l’envie de café. À notre entrée, les souvenirs du parc étaient déjà loin.

Aussitôt posé tu t’étais mis à jouer Anne Desbaresdes. Tu m’avais maladroitement récité ses propos : « Peut-être est-elle morte parce qu’elle ne savait plus s’entendre avec lui? Je voudrais un autre verre de vin. »

C’était drôle, nous avions ri et je n’ai jamais su si je devais répondre, j’étais revenu avec ton verre de vin et les répliques de Chauvin.

Je n’arrive toujours pas à décider si le garçon de café avait cet air agacé parce que nous étions amoureux, ou amoureux de Duras; s’il avait reconnu nos paroles, même.

Mon café s’est rapidement conformé à ton désir de vin et l’après-midi s’est transformé en fin de soirée. Je ne crois pas que tu aies ressenti ce moment comme moi : à un certain point, l’alcool et le bourdonnement des mots, des pensées, la douce électrification du corps… Avec l’été autour et la tranquillité du lieu, le seul mot que j’arrive à placer sur l’effet est « magie ». « Magique », non, je ne crois pas que tu te remémores le moment avec ces mots en tête. Tu dirais probablement « beau » et me regarderais silencieusement avec un sourire large comme la distance que nous n’admettions pas exister entre nous alors pourtant qu’aux yeux de toutes les vies nous étions l’un de l’autre le corps frère.

Lorsque je bois un premier verre d’alcool assez lentement, je sens l’arrivée graduelle du liquide dans mes veines, comme le parcours tranquille de coins de mon corps que je n’arriverais pas à nommer d’un effet entre une tension et une chaleur. J’aime ce moment, aussi bref qu’il est. Mais à ce café, c’est une prolongation infinie qui se déroule, au fil des discussions qui suivent. Je n’ai aucune photographie du moment, aucune image, et de toute façon c’est un évènement en marge des autres, il ne s’inscrit pas dans la pleine intensité des autres jours. Confortablement installé ici, il ne me vient pas particulièrement l’envie de m’y attarder : il y a longtemps que j’ai vécu cet évènement et il me semble que la distance est une bonne façon de passer à autre chose.

Mais ce café.

Je crois qu’il était survenu vers la fin, dans les derniers jours. Avant les pleurs, assurément : nous n’étions pas encore troublés par l’idée de la disparition. Je ne sais pas encore aujourd’hui s’il s’agissait de naïveté ou d’aveuglement volontaire, cette façon que nous avions de ne pas admettre, de ne pas penser au terme. Ultimement, nous avons failli à se garder innocents avant la séparation, mais comme c’était beau, on dira que ce n’est pas grave.

Il ne fait aucun doute que mes souvenirs du café sont devenus faux, à tout le moins faussés, mais ils sont malgré tout complets, ils couvrent tout. L’image, le son, les couleurs, la lumière, l’ambiance, les gens. En fait, ils couvrent tout sauf toi. On n’a jamais parlé à nouveau du café après l’acte, je ne sais pas ce que tu pensais véritablement, ce que tu as vécu. Mes souvenirs de toi sont une image vide surimprimée sur un moment. Ton sourire, par exemple, sans savoir ce qu’il veut dire. Pourquoi Duras? Pourquoi le vin?

L’intérieur du café s’est transformé avec le temps, est devenu une fusion entre d’autres. J’avais peur d’oublier, mais je crois qu’il conserve une partie de l’original. Son apparence vue de dehors. Il se trouvait au coin d’un carrefour, la porte en diagonale, face à un champ vide qui aurait pu être un parc mais qui semblait plutôt être le résultat de la disparition d’un bâtiment, ou encore d’un bâtiment mort avant d’avoir vu jour. L’endroit ne me faisait pas penser à Grenoble, pas à Montréal, il s’inscrivait dans une intemporalité qui sied bien à ce qui s’y déroulait.

Aujourd’hui j’utilise « chaleureux » pour parler de l’impression qui me reste de l’intérieur, je crois que le bois y est pour beaucoup : tout était en bois. Puis j’en parle, et j’en parle, et plus je me prête au jeu de la réminiscence, plus mes mots changent, mutent, avant je disais « lumineux ». Je crois que « lumineux » est définitivement plus juste, mais comme nous étions resté jusqu’après le départ du soleil, je ne suis pas surpris du nouveau mot. C’est que le bois franc a cette particularité de se prêter non seulement à la lumière du moment, mais aussi à l’interprétation du regard, du passant, du touriste même. Pas besoin du regard nuancé et porté vers le subtil du sédentaire d’un lieu, de l’habitué de service, pour donner des intentions de toutes formes au boisé. Pour moi, il est en constante métamorphose entre ces deux effets : « lumineux » et « chaleureux ». Le temps est la pierre philosophale du bois, transforme le reflet clair et blanc de l’aluminium en autant d’or et à y passer la chandelle, on récupère un endormissement moelleux de confort devant la couleur devenue chaude. Puis au réveil, minuit étant passé, dans les bras, serré fort, l’aluminium redevenu aluminium et le doute d’avoir vécu.

L’étude ne date pas du moment, mais elle m’apparait pertinente pour exprimer le plus clairement le changement d’effet. Vous entrez dans un lieu quelconque, tant qu’on y trouve du bois franc bien verni, il doit être environ 10 h, inutile d’arriver plus tôt. Vous vous installez et commandez un premier café (si on y sert du café). Vous amenez peu d’occupations, peut-être un livre, mais un livre qui ne vous passionne pas, que vous lisez le coeur léger, à temps perdu, celui que vous avez commencé il y a plus d’un mois et qui a laissé la place à d’autres titres, d’autres auteurs, et qui pourtant vous ramène toujours à lui, ne vous laisse pas le replacer sur l’étagère, vidé de tout marque-page, ou à défaut, un journal, un ami. Au début vous ne remarquez rien d’autre que le même effet du trajet de venue. Vous ne vous êtes pas encore installé dans l’ambiance et votre tête ne s’est pas encore concentrée sur l’endroit. Vous attendez distraitement qu’arrive votre commande, en regardant la décoration, par exemple. Ces premiers instants d’attente commencent à vous faire remarquer des détails qui vous auraient sinon échappés. Sur le tableau des produits, vous remarquez dans une poussière diffuse qu’on ne vend plus de gâteau au chocolat. Vous souriez de vous être attardé sur le fait. Votre café arrive, dans la perfection constante de ce qu’on vous sert ici habituellement. Tout change, d’un jour à l’autre, de seconde en seconde, mais votre café vous arrive immanquablement identique chaque fois, le gout et la présentation sans failles. Vous envisagez d’en faire une constante universelle. Il est trop chaud pour être bu immédiatement, vous échangez donc quelques mots avec le personnel de service, des paroles légères mais intéressées, puis on vous laisse. Vous dégustez une première gorgée timide, pour tester la force de votre langue. Le lait en mousse pétille doucement sur votre langue et vous sentez que se découpent, en même temps que le liquide coule vers le fond de votre bouche, une quantité de saveurs que vous n’arrivez pas bien à distinguer vu leur nombre. Et tout à coup cela vous frappe : cette lumière! Où était-elle juste un moment plus tôt? Vous arrivez à voir votre entourage avec une précision sublime. Vous regardez dans le verre les reflets de la pièce, et sur le sol, les reflets du verre. La lumière ne laisse aucun coin sombre : il est midi. Vous pensez avec un peu d’humour que vous distingueriez presque les atomes de tout ce que vous voyez, avec cette lumière et l’habitude. Vous prolongez votre appréciation, et avec le temps qui passe, sans vous en rendre compte au début, la lumière se jaunit, puis s’orange et se rose, et vous voyez sur le même verre, sur le même sol de bois franc bien verni, les différentes teintes d’or. Votre corps est passé par-dessus la caféine ingérée et vous retrouvez votre état de quiétude, de bien-être muet et confortable.

Du métal à l’or, de lumineux à chaleureux. La transformation du lieu entre l’arrivée et le départ, entre son moment et son souvenir. Par l’effacement je deviens alchimiste au même titre que le temps. Mon ennemi transforme en métaux vulgaires ce que je ramène à l’or.

Avant de partir du café, je prends un peu de l’or qu’il est devenu. On ne sait jamais ce qu’on peut en faire. Et je quitte. Je t’oublie derrière moi. Il est temps de rentrer. J’ai mon or. Et je suis bien et confortable. Dans cette ville qui ne ressemble pas à Grenoble, pas à Montréal. Dans cette rue qui titube. Dans le noir devenu.

DESTRUCTION

Que s’est-il passé hier soir? Je m’éloigne lentement du fait accompli. La ville est déjà toute petite sous moi, une constellation lampadaire. C’est déjà trop tard. Mon corps n’est pas assez long pour… je ne sais plus pourquoi. Tu t’éloignes à la dérive et il ne reste plus de toi que ta lumière comme un souffle sur ma peau.